Monsieur Karl Böhm, sérieux, sévère, strict. Inabordable à première vue. Les prémices du contact avaient été générés par un choriste en retraite de l'Opéra de Paris qui avait chanté sous sa direction lors de la création parisienne de la Femme sans Ombre en 1972 (Berry, Rysanek, Ludwig !!). Il me disait la façon endormie que Böhm prenait dans la fosse, terrorisant au début les musiciens qui pensaient ne jamais comprendre sa gestique. Il est vrai que la battue de Böhm s'était simplifiée avec le temps et l'âge et qu'il fallait avoir une grande habitude de sa manière de diriger pour y prendre ses repères. Mais à chaque moment critique, il s'éveillait, donnant l'impulsion et fixant intensément l'acteur principal. Mon choriste en fin de consultation me poussait (à ma demande) un air de Faust à la stupéfaction ravie de la salle d'attente qui se demandait ce qui pouvait se passer dans le bureau. Quel souvenir !
Nous étions en été 1980, et Karl Böhm devait venir à Paris. Nous étions à un an de sa disparition. Jamais je n'avais pu assister à un de ses concerts à Vienne, deux fois il avait été remplacé en dernière minute, souffrant, et je n'avais pas pu y revenir. Je remettais à plus tard. Mon choriste qui avait gardé quelques relations parisiennes m'avait promis de tenter d'avoir une place, car on jouait à guichets fermés. Et en effet il avait pu m'arracher une place, une des places à 12 francs à l'époque, les dernières vendues deux heures avant le concert. Böhm dirigeait l'Orchestre de Paris à Pleyel et la Nouveau Monde de Dvorak (si quelqu'un connaît un enregistrement dispo de Dvorak par Böhm, moi je n'ai jamais trouvé.). A la fin du concert absolument stupéfiant, Böhm dirigeait lentement, lourdement et cependant ceci avançait, semblait évident, et surtout d'une perfection d'une précision totale. Il dirigeait assis avec une économie de moyens par dessus ses énormes lunettes.
A la fin du concert, à mon habitude j'ai trainé au maximum dans la salle puis aux alentours dans l'espoir de l'apercevoir. Rien. En remontant à pieds la rue du Fg St Honoré, il y a pas loin de l'Elysée une boutique d'éditeur de livres de luxe (J de B.). Et là dans le soir j'ai vu un homme qui explorait la vitrine allumée. Maestro Karl Böhm. Je me suis approché pour le saluer et le remercier du concert qu'il venait de donner. Il avait l'air absent, fatigué, la mèche en bataille. Un sourire crispé sans un mot. je lui ai demandé en français qu'il parlait fort bien s'il était fatigué. Il m'a répondu, "un peu merci, mais à mon âge on n'a pas besoin de beaucoup de repos et on dort peu. On attend."
-Qu'attendez vous Maître ?
Un sourire plus détendu et il m'a dit au revoir. Je l'ai regardé partir en remontant vers l'Elysée. Je ne me suis pas senti le droit de le suivre.
Il est mort un an après en août 1981. A l'époque la télé Antenne 2 je crois, a diffusé ce concert en hommage. Je n'ai pas voulu le regarder...